Via Crucis

Aujourd’hui, Hong Kong est morte. Ou peut-être hier, il ne sait pas. Ça l’a frappé soudain,comme un coup de poignard dans le ventre. Et le voilà tordu en deux, incapable de bouger ou d’articuler le moindre mot, en dépit des regards médusés de badauds déjà agglutinés autour de son corps inutile, posé là, ridicule, sur la jetée du Star Ferry. Tandis que son épaisse chevelure noire emmagasine la chaleur infernale, l’humidité marine emplit ses poumons d’un mélange d’iode et de fumées noires issues du gasoil consumé par les ferrys reliant la presqu’île de Kowloon à Hong Kong.

Il faut dire que, comme nombre de ses amis, Danny ne s’était jamais projeté bien loin dans un hypothétique avenir. Du moins pas plus loin qu’un lendemain pratique. Il ne s’était simplement rarement posé la question d’un long terme collectif qui ne serait pas que le sien. Mettez-vous à sa place. Regardez Hong Kong, cette marmite d’individualités, ses loyers exorbitants. Parcourez son histoire. Sa seule existence tient d’un miracle tenu à bout de bras par l’homme et son appétit de richesse. Face à un environnement incapable de soutenir une telle population, il n’y a jamais eu de dialogue, l’île est sous perfusion permanente, marinant dans une surenchère constante où seule la dynamique économique sustente la fureur d’un moteur emballé, réclamant ingéniosité et résilience, combinées à la capacité de ses habitants à s’empiler les uns sur les autres.

Danny avait eu la chance de visiter l’Europe, où le pouls de la vie l’avait fasciné, comme un enfant qui s’était trop longtemps habituer à ne faire de la bicyclette qu’avec des roulettes. Une maison de campagne de France ou de Grande Bretagne avait souvent trois fois l’âge de ses occupants, tandis qu’à Hong Kong, il est probable qu’aucun bâtiment ne lui survivrait. Ce qu’il voyait de sa fenêtre, ses enfants ne le verront jamais.

Son parapluie rebelle git à ses côtés, comme une arme rendue après la capitulation. Entre deux perles de sueur qui dévalent le long de son visage encore poupon, il voit les pancartes à terre, et sourit de sa propre naïveté. Les changements que ses compagnons et lui réclament, ils ne l’ont jamais connu qu’à travers quelques rares escapades privilégiées à l’autre bout du monde, et nul n’a une réelle idée de ce qui les attend.

Seul le rejet dégoûté des touristes et travailleurs empressés dont il fait à présent l’objet lui donne la force de se relever, et de traverser l’éparse forêt de smartphones qui enregistrent les fugaces mémoires du jour. Hagard, il !le d’un pas lent et décidé droit vers le Centre Culturel, dont les courbes roses et maternelles résonnent comme la promesse d’un monde meilleur, comme on retourne dans les bras réconfortants d’une mère dont on sait l’amour à jamais inconditionnelle.

Via Crucis (2022)
140x100cm
Chinese ink and acrylic on rice paper and canvas

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